La note suivante si elle est authentique, souligne l'aveuglement de Napoléon. Cela n'est pas arrivé souvent, mais nous sommes en face d'un cas d'école :
Citer :
Dresde, 30 août 1813.
NOTE SUR LA SITUATION GÉNÉRALE DE MES AFFAIRES.
Je suppose l’armée de Silésie ralliée derrière le Bober; il n’y aurait même pas d’inconvénient qu’elle se mît derrière la Queis.
Si je voulais faire venir le prince Poniatowski à l’armée de Berlin, le débouché de Zittau ne serait plus gardé. Il pourrait cependant arriver à Kalau en quatre jours; alors il serait indispensable que l’armée de Silésie s’appuyât sur Gœrlitz et même en avant de Bautzen. Pourvu qu’un corps occupât Hoyerswerda, mon opération de Berlin ne serait pas compromise.
Renonçant à l’expédition de Bohême afin de prendre Berlin et de ravitailler Stettin et Küstrin, le maréchal Saint-Cyr et le général Vandamme prendraient position, la gauche à l’Elbe, le duc de Raguse formerait le centre, le due de Bellune la droite; le roi de Naples pourrait commander ces quatre corps et s’établir à Dresde avec Latour-Maubourg : ce serait une belle armée. Il serait possible, dans des positions connues, de se couvrir de quelques redoutes. Cette armée serait menaçante, n’aurait aucun danger à courir, et elle pourrait se replier sur Dresde, dans le temps que j’y arriverais de Luckau.
L’armée de Silésie pourrait s’appuyer sur Naumburg, sa gauche à Weissenberg, et occuper Bautzen et Hoyerswerda.
Mes deux armées seraient alors sur la défensive, couvrant Dresde sur l’une et l’autre rive, dans le temps que j’opérerais sur Berlin et porterais le théâtre de la guerre sur le bas de l’Oder.
Les Russes ne pourront pas être indifférents à l’existence d’une armée de 60,000 hommes à Stettin; le blocus de Danzig serait menacé, et probablement une partie de leur armée de Silésie passerait l’Oder pour se mettre en bataille entre Danzig et Stettin. L’armée russe doit avoir perdu beaucoup de monde. Aussitôt sa frontière menacée à Stettin, ce sera un prétexte pour abandonner la Bohême. Et moi, étant dans une position transversale et ayant tous les Polonais entre Stettin et Küstrin, j’aurais l’initiative de tous les mouvements.
J’ai deux plans d’opération à adopter :
Le premier, d’aller à Prague, profitant de mes succès contre l’Autriche. Mais d’abord je ne suis plus en mesure d’arriver avant l’ennemi à Prague, ville forte; je ne la prendrais pas; la Bohême peut s’insurger : je serais dans une position difficile; 2° l’armée ennemie de Silésie attaquerait mon armée de Silésie : je serais dans une position délicate à Prague; il est vrai, cette armée pourrait se portera I Dresde et s’y appuyer; 3° dans cette position de choses, l’armée d’Oudinot ne peut rester que défensive ainsi que celle du prince d’Eckmühl, et, vers le milieu d’octobre, je perdrai 9,000 hommes à Stettin. J’occuperais alors la ligne de l’Elbe, de Prague à la mer; elle est par trop étendue : si elle perçait dans un point, elle ouvrirait accès dans la 32* division et pourrait me rappeler dans la partie la plus faible de mes États. Les Russes ne craignent rien pour eux ni pour la Pologne : ils se renforceraient entre l’Oder et l’Elbe, dans le Mecklenburg et en Bohême.
Ainsi le projet d’aller à Prague a des inconvénients : 1° Je n’ai pas suffisamment de chances pour être sûr d’avoir la ville de Prague. 2° Que je me trouve alors avec mes principales forces dans un tout autre système, et me trouvant, moi, de ma personne, à l’extrémité de ma ligne, je ne pourrais me porter sur les points menacés; des sottises seraient [faites; ce qui porterait la guerre entre l’Elbe et le Rhin, ce qui est le désir de l’ennemi. Le troisième inconvénient : je perdrais mes places de l’Oder, et ne serais pas en acheminement sur Danzig.
En marchant au contraire sur Berlin , j’ai aussitôt un grand résultat : je protège ma ligne de Hambourg à Dresde; je suis au centre; i en cinq jours, je puis être aux points extrêmes de ma ligne; je dégage Stettin et Küstrin ; je puis obtenir ce prompt résultat de séparer ‘les Russes des Autrichiens; dans la saison, je ne puis être embarrassé de vivre à Berlin; les pommes de terre, les grandes ressources de cette ville, les canaux, etc., me nourriront, et je maintiens la [guerre où elle a été jusqu’à cette heure. La guerre d’Autriche n’a pour moi que l’inconvénient d’un sacrifice de 120,000 hommes mis sur la défensive entre Dresde et Hof, défensive utile à mes troupes qui se forment. Je puis me prévaloir auprès de l’Autriche de cette condescendance à ne pas porter la guerre en Bohême. L’Autriche ne pouvant se porter nulle part, ayant 120,000 hommes sur ses frontières, je menace d’aller à Prague sans y aller. Les Prussiens ne se soucieront pas de rester en Bohême, leur capitale prise, et les Russes eux-mêmes seront inquiets pour la Pologne, en voyant les Polonais réunis sur l’Oder. Il faudrait alors qu’il arrivât une de ces deux choses. Les Russes, les Prussiens de Bohême forceront l’Autriche à reprendre l’offensive, â revenir à Dresde; ce ne peut être que dans quinze jours. Alors j’ai pris Berlin, ravitaillé Stettin, détruit les travaux des Prussiens et désorganisé la landwehr. Alors, si l’Autriche recommence ses sottises, je me trouverai à Dresde avec une armée réunie; de grands événements, une grande bataille termineraient la campagne et la guerre.
Enfin, dans nia position, tout plan où de ma personne je ne suis pas au centre est inadmissible. Tout plan qui m’éloigne établit une guerre réglée, où la supériorité des ennemis en cavalerie, en nombre et même en généraux, me conduirait à une perte totale.
En effet, pour bien comparer les deux projets, il faut placer mes armées en bataille dans les deux projets.
1° Projet de Prague. — II faut m’y porter de ma personne, y mettre le 2e, le 6e, le 14e et le 1e corps, la cavalerie Latour-Maubourg; il faudrait le prince d’Eckmühl devant Hambourg, les trois corps d’Oudinot sur Wittenberg et Magdeburg, l’armée de Silésie sous Bautzen. Dans cette situation, je suis sur la défensive : l’offensive est à l’ennemi ; je ne menace rien; il serait absurde de dire que je menace Vienne; l’ennemi peut masquer l’armée de Silésie, faire déboucher des corps par Zittau, m’attaquer à Prague, ou bien, masquant l’armée de Silésie, il détachera sur le bas Elbe, ira sur le Weser, tandis que je serai à Prague; il ne me restera qu’à gagner le Rhin en toute hâte. Le général qui commandera à Bautzen ne conviendra pas que l’ennemi s’est affaibli devant lui, et mon armée sur Hambourg et Magdeburg sera tout à fait hors de ma main.
2° Hypothèse. — Maintenant le 1ercorps, le 14e, le 2e, le 6e et Latour-Maubourg resteront tranquilles autour de Dresde, sans craindre les Cosaques; le corps d’Augereau s’approchera sur Bamberg et Hof, l’armée de Silésie sur la Queis, ou le Bober et Bautzen: point d’inquiétude encore pour mes communications; mes deux armées de Hambourg et de Reggio seront sur Berlin et Stettin.
Demain 31, au soir, j’aurai à Grossenhayn :
Infanterie, 18,000 hommes;
Cavalerie, 7,000;
Artillerie, cent cinquante pièces de canon.
Au total, la valeur d’une armée de 30,000 hommes.
Selon la note de Caraman, les trois corps auraient 45,000 hommes d’infanterie, 9,000 hommes de cavalerie; soit 54,000 hommes, avec près de deux cents pièces de canon.
Ce serait donc 63,000 hommes d’infanterie et 16,000 de cavalerie avec trois cent cinquante pièces ; ce serait une armée de plus de 80,000 hommes.
Il faudrait préparer les lettres d’ordres chiffrées pour les généraux: prince d’Eckmühl, duc de Reggio, Lapoype, Lemarois. Cependant ces lettres ne partiraient que lorsque je serai bien décidé.
Si je portais mon quartier général à Luckau, je serais à deux journées de Torgau, à trois de Dresde, à quatre de Gœrlitz. Je serais donc dans une position centrale à portée de prendre mon parti, soit pour lancer tout ce que je voudrais sur Berlin, soit pour y aller de ma personne. Il faudrait, en m’éloignant de Luckau, être assuré de la situation de mes derrières. En faisant venir 3,000 chevaux du roi de Naples, j’aurais 10,000 chevaux pour maintenir mes communications entre Berlin, Dresde et Torgau.
Il faudrait donc écrire les lettres suivantes.
Suivent des projets de lettres au duc de Reggio, au prince d’Eckmühl, au général Lemarois, au général Lapoype et au commandant de Torgau, pour leur donner avis du mouvement sur Berlin et leur faire connaître les ordres qui les concernent.
L'évidence saute aux yeux : Napoléon n'avait pas perçu à quel point la grande armée de Bohême était en difficulté...
