Les Faits :
Le 27 avril 1810 l'Empereur se trouvait à Anvers, au cours d'un voyage fait aux côtés de Marie-Louise à travers les provinces belges. Le roi de Hollande vînt le rejoindre ce jour-là et, incidemment, lui apprit qu'il venait de rencontrer le banquier Ouvrard se rendant d'Amsterdam à Paris, où il allait chercher, près du duc d'Otrante, de nouvelles instructions pour la grande négociation entre M. Labouchère, un gros homme d'affaires d'Amsterdam et le cabinet anglais de lord Wellesley.
Napoléon fut ou affecta d'être surpris; que faisait Ouvrard, que faisait le duc d'Otrante lui-même dans cette négociation ? Dès le 27, il faisait défendre à Labouchère toutes relations avec Ouvrard et lui réclamait toute la correspondance échangée entre Londres et Amsterdam depuis un mois. Labouchère, croyant l'Empereur au courant de tout, pensa que le souverain voulait un simple éclaircissement et livra tout ce qu'il savait sans difficulté. Il ne manquait au dossier que la correspondance entre le duc d'Otrante et Ouvrard.
Ce qu'on avait était suffisant pour bien montrer à Napoléon la trâme qui se nouait. Le souverain le plus débonnaire en fût resté confondu; mais ce despote, ce maître, si jaloux de ses moindres droits, que devait-il penser du ministre qui négociait, sans son consentement et sans son avis, la paix et la guerre ?
Sa colère éclata devant le roi Louis, qui, épouvanté pour Fouché, l'avertit. Il était du caractère de Napoléon, le premier accès de fureur passé, de dissimuler, pour que, toutes les preuves étant dans ses mains, cette colère pût se faire plus implacable. Du reste, il entrait dans ses plans de ne pas disgrâcier Fouché en son absence et il ne comptait revenir à Saint-Cloud que le 1er juin, mais l'Empereur était maintenant bien résolu à se débarrasser du ministre qui se croyait autorisé à en user avec cet inconcevable sans-gêne.
Fouché l'attendait sans trop d'inquiétude. Sa confiance en lui-même était devenue immense. Persuadé que l'Empereur ne pouvait le disgrâcier, il comptait évidemment bien étouffer l'affaire en sacrifiant Ouvrard. L'Empereur devait se douter de ce beau plan; il voulait frapper vite, pour frapper bien.
Napoléon rentra le 10 juin à Saint-Cloud; le 2, le Conseil était convoqué au château. S'il faut en croire certains récits, l'Empereur interpella vivement le duc d'Otrante. "Vous faites maintenant la guerre et la paix?". Le duc d'Otrante répondit sur un ton fort détaché: il avait, ainsi qu'il en était convenu avec Sa Majesté, cherché à sonder le cabinet anglais. L'Empereur jeta alors dans la discussion le nom d'Ouvrard. Etait ce avec une mission du ministre que le banquier s'était rendu à Amsterdam et livré à d'inqualifiables intrigues ? Le calme suprême du duc d'Otrante ne se démentit pas: devant ses collègues attentifs, les uns terrifiés sans doute, les autres fort réjouis de l'événement, devant l'Empereur non seulement irrité, mais, ce qui était plus grave, d'aspect très résolu, il paya d'audace; d'un beau geste, il lâcha Ouvrard, un misérable, un intrigant, qui avait pu abuser de sa confiance.
L'Empereur répondit que cela était fort bien, et qu'on allait arrêter Ouvrard et l'interroger. Fouché dut frémir: il se récria, refusa de procéder à cette arrestation. Napoléon s'emporta, tempêta. "Vous devriez porter votre tête sur l'échafaud", s'écria-t-il. En réalité le duc d'Otrante perdait pied. L'Empereur, gagnait du temps, en retenant le Conseil: il ne fallait pas que Fouché sortit de Saint-Cloud avant qu'Ouvrard fût sous les verrous. Savary, l'homme à tout faire, venait de recevoir l'ordre de mettre la main sur le financier et sur les papiers.
En quelques heures, Ouvrard fut à Vincennes, ses papiers saisis et, après un rapide examen, la preuve acquise grosso modo de la connivence réelle de Fouché en ses faits et gestes. Le lendemain, 3 juin, il y avait grand lever à Saint-Cloud. Grands dignitaires et ministres, sauf le duc d'Otrante, étaient présents. Après la messe, Napoléon réunit le Conseil; le ministre de la Police manquait à sa place, mais absent, il était présent à la pensée de tous. C'était bien en son honneur que l'Empereur assemblait ce conseil extraordinaire. Il voulait faire un exemple.
Louis Madelin 1963
|