p. 103: "Je revins ensuite au tombeau, le ciseau mordait à peine sur un ciment au grain serré, il s'ébréchait sur le basalte sans l'entamer. Quelquefois sous les marteaux jaillissaient des étincelles, soit qu'ils rencontrâssent les veines de la pierre, soit les forts crampons en fer qui liaient toutes les parties ensemble. Il était quatre heures et la pluie redoublait d'intensité, le vent de violence; le jour faisant effort pour percer les brouillards; commençait à laisser distinguer autour de soi les objets. Quelques moments on put croire qu'il faudrait abandonner les travaux dans la direction commencée, tant la solidité inébranlable de la maçonnerie présentait des obstacles; d'instants en instants des ouvriers se succédaient, sans que l'opération avançât sensiblement. Le capitaine Alexander qui conduisait les travaux avait déjà fait pratiquer une tranchée sur le côté, pour arriver plus promptement au lieu où reposait le cercueil,
p.104: lorsque vers 6 heures, fatiguée, ébranlée par plusieurs heures de percussion continue, la maçonnerie céda et, facilement enlevée, laissa apercevoir la large dalle envoyée d'Angleterre, qui couvrait le caveau dans toute son étendue. Il pouvait être huit heures.
Un instant, les travaux s'interrompirent, pendant que tous étaient allés prendre leur grand-uniforme; les ouvriers, les domestiques dont la présence n'était plus nécessaire, furent éloignés. Une double-haie de soldats du 91ème se forma autour de la tombe et de l'enceinte à l'intérieur. Deux autres lignes de la milice stationnaient à une certaine distance, l'une sur le flanc des collines adjacentes; l'autre en couronnait les plateaux. Une chèvre avait été disposée pour lever la dalle; son action devait s'exercer au moyen de crochets passant dans des anneaux incrustés fortement dans la pierre. Quand tout fut disposé, M. Alexander, par une opération préparatoire, soulevant légèrement la dalle, et ayant ainsi fait l'effet de ses forces, tous se découvrirent spontanément. Revêtu du rochet, du camail et de l'étole, je pris le premier rang à la tête du tombeau; près de moi, un enfant de choeur avec le bénitier, tandis que l'autre en face, tenait élevée la croix. Derrière lui se pressaient les témoins anglais; de mon côté, M. le commissaire du roi,
p.105: entouré de MM. le lieutenant-général, grand-maréchal du Palais, comte Bertrand, baron Gourgaud, baron Las-Cases, , député, Marchand, Arthur Bertrand, le docteur Guillard, les trois capitaines de corvette et les vieux serviteurs de l'Empereur.
A un commandement tacite, un signe de la main, les ouvriers se mirent aux cordages, et la dalle déplacée, cédant à leurs efforts, s'éleva carrément et avec lenteur; puis, déposée sur le sol, laissa apercevoir un cercueil: il était alors neuf heures et demie.
Ce fut à la prière de troubler seule le silence de la tombe, elle y descendit avec l'eau sainte, puis remonta vers Dieu dont les épreuves ne sont si cruelles, que parce que ses jugements sont pleins de miséricorde. Je puis l'attester, protestants, catholiques, priaient avec le prêtre, confondus dans la même croyance, sans efforts, par instinct; tous comprenaient que, mort ou vivant, l'homme a toujours besoin de Dieu.
p. 106: Le cercueil était placé à une profondeur de dix pieds environ, sur une large dalle assise elle-même sur des cubes en pierre de taille; sa longueur pouvait être à peu près de six pieds sur trois pieds dans sa plus grande largeur; il était en acajou, ne présentant au premier coup d'oeil aucun indice d'altération; quelques-uns des clous d'argent qui en fixaient les parois, avaient conservé leur brillant, et les lambeaux de velours garnissaient encore à l'extérieur sa couche inférieure. Après la récitation des premières prières, le Dr Guillard descendit dans la fosse pour examiner quelles précautions sanitaires il serait convenable de prendre; puis, à l'aide de forts cordages, le cercueil soulevé quitta le lit où il reposait depuis bientôt vingt années. Douze soldats du 91ème s'avancèrent tête nue, malgré la pluie qui tombait alors avec force et, précédés de la croix et du prêtre, suivis du cortège français et anglais, portèrent sur leurs épaules le cercueil impérial jusque dans la tente qui avait été préparée pour le recevoir; arrivé là, je terminais les prières de la levée du corps.
L'ouverture des cercueils ayant été décidée par M. le commissaire du roi, et consentie par les commissaires anglais, après quelques précautions sagement prises par le Dr Guillard, la première enveloppe fut enlevée,
P. 107: et en laissa à découvert une seconde: elle était en plomb, parfaitement conservée dans toutes ses parties; on la plaça immédiatement dans le sarcophage d'ébène; là, les plombiers détachèrent la lame supérieure et la roulant, une troisième caisse en bois des îles apparut: le silence le plus profond régnait dans cette enceinte, où les personnes désignées étaient seules présentes, et à mesure que les travaux s'avançaient, ils prirent un caractère plus grave et plus religieux. La planche supérieure fut détachée, et le dernier cercueil se présenta à nos regards: il était en fer-blanc, en bon état, quoique légèrement oxidé. Un galop de cheval se fit entendre, le gouverneur, son fils, son aide de camp et un lieutenant de vaisseau, M. Touchard, officier d'ordonnance, que S.A.R., impatiente, envoyait pour s'informer des progrès de l'opération.
Après les dernières précautions sanitaires, le fer-blanc entre-ouvert avec le ciseau, céda, rendant un son sec et métallique. Tous instinctivement se rapprochèrent; le 91ème et la milice,
p. 108: enceignirent la tente, dont la portière à demi soulevée retomba: la plaque fut enlevée et nos regards empressés vinrent... se heurter contre une masse blanchâtre qui recouvrait le corps dans toute son étendue. M. Guillard, la touchant, reconnut un coussin de satin blanc qui garnissait, à l'intérieur, la paroi supérieure du cercueil: il s'était détaché, et enveloppait la dépouille comme un linceul.
Quels sentiments se pressaient alors dans nos âmes ! Je n'essaierai pas de décrire la solennité de ce moment; quelque effet on pût rendre, on n'y atteindrait pas. Je sais seulement que je tremblais, que toutes les physionomies étaient émues, l'attitude recueillie, qu'un seul bruit pouvait s'entendre, le battement du coeur. C'est qu'on ne trouble pas la mort dans son oeuvre, même par un acte pie, sans qu'elle ne pèse sur l'âme du poids de toutes ses terreurs; puis, qu'allions-nous trouver ? Qu'avait fait la mort pendant vingt années ?...
Pendant vingt années, la mort avait respecté Napoléon !...
Le satin était enlevé, et Napoléon reposait doucement
P.109: habillé de son uniforme de chasseur de la garde, avec son ruban, sa grande plaque de la Légion d'Honneur, sa culotte de casimir blanc, ses bottes éperonnées; et comme il dormait, sur ses genoux il avait posé son chapeau.
Je l'avoue, qui aurait pu oublier ce qui s'était passé, ce que nous faisions, qui n'aurait vu ni bière, ni sépulcre, et eût aperçu dans un certain jour à travers une gaze, et sur un lit, le corps de Napoléon, aurait certes pu croire qu'il reposait paisiblement. Telle fut notre première impression qui se traduisit par un mouvement indéfinissable. Nos regards interrogeaient tour à tour les nobles témoins de sa mort, et leurs yeux noyés de larmes nous disaient assez qu'ils avaient retrouvé leur maître. Nous imposâmes silence à nos émotions pour voir et bien voir.
Tout le corps paraissait couvert comme d'une mousse... "(la suite sans changement notable)... Mais avec quelques petites variantes, qui prouvent sans discussion que le texte manuscrit a bel et bien été rédigé pendant le voyage de retour, sur la Belle Poule et qu'ensuite, Coquerau l'a repris pour l'inserer dans sa relation de l'exhumation.
Il s'ensuite que l'expression "bottes éperonnées" n'est pas une constatation du moment, mais bien une formule littéraire surajoutée, peut-être à l'instigation de Las Cases ou de Bertrand.
_________________ "Tant que les Français constitueront une Nation, ils se souviendront de mon nom."
Napoléon.
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